
Merci à Frédéric POMMIER d’avoir, dans sa revue de presse de France Inter de ce matin, dimanche 1er Juillet, fait référence à cet article publié dans SLATE.
La question du jour:
«Puisque notre cerveau est si actif et se développe tant durant la petite enfance, pourquoi ne gardons-nous pas de souvenirs de cette période de notre vie ?»
L’amnésie infantile s’explique par deux types d’arguments.
La réponse de Fabian van den Berg, neuropsychologue:
L’amnésie infantile est une chose étrange n’est-ce pas? C’est un phénomène universel qui fait que les gens ne gardent en général aucun souvenir d’avant l’âge de 4 ans, et peu de souvenirs d’entre leur sixième et leur huitième année. La question posée fait référence à un fait avéré, mais si nos cerveaux se développent en effet très activement pendant cette période, ils continuent également de se développer ensuite. On ne sait pas encore tout ce qui se passe exactement alors; il est difficile de le savoir car la mémoire en elle-même est quelque chose de très complexe et il subsiste des zones d’ombre qui empêchent de définir avec certitude pourquoi nous oublions ces premiers souvenirs.
Je ne m’attarderai pas sur l’introduction et dirai simplement que nous parlons en général uniquement de souvenirs épisodiques/autobiographiques, c’est-à-dire qui nous sont arrivés à un certain endroit et à un certain moment, et que nous avons deux phases d’oubli, la première jusqu’à 4 ans environ et la seconde entre 5 et 7 ans, dont nous avons très peu de souvenirs. De façon générale, il est tout à fait normal d’oublier, et il est au contraire difficile de se souvenir de quelque chose d’il y a si longtemps. Cela a été étudié et il se trouve qu’oublier est quelque chose d’assez prévisible mais que les premières années produisent moins de souvenirs qu’elles devraient en tenant compte des processus d’oubli normaux qui nous affectent tout au long de notre vie.
C’est pour cela qu’on peut parler d’amnésie infantile, qui est expliquée par deux types d’arguments. Selon les premiers, les enfants ne disposent pas de la capacité à se souvenir et nous n’avons pas ces souvenirs parce que ce n’est que plus tard que nous développons la capacité de les fabriquer. Cela relève de la question de l’émergence tardive de la mémoire autobiographique.
La seconde explication est celle de la disparition de la mémoire précoce, qui dit que les souvenirs sont toujours là, mais qu’on ne peut y accéder. C’est également là que la dimension linguistique joue un rôle, dans la mesure où le langage altère la façon dont les souvenirs sont encodés, rendant les souvenirs plus visuels incompatibles avec le système de l’adulte.
Elles sont toutes les deux justes mais insuffisantes et la réalité est sûrement quelque part entre les deux. Les enfants forment des souvenirs, nous le savons, et il est peu probable qu’il y ait des souvenirs qui soient tous là mais inaccessibles.
Les enfants se souviennent, mais différemment. Quand les adultes se souviennent, ils pensent qui, quoi, où, quand, pourquoi, comment, et les enfants peuvent se souvenir de tout cela, mais pas aussi bien que les adultes. Certains de leurs souvenirs ne contiennent que qui et quand (S1), et d’autres comment, où et quand (S3), mais très peu de souvenirs contiennent tous les éléments, et ces éléments ne sont pas aussi étroitement connectés et pas aussi élaborés que chez les adultes. C’est une chose que les enfants doivent apprendre, ils doivent apprendre à définir ce qui est important, à construire un récit. Essayez de parler à un ou une jeune enfant de sa journée, cela sera très cryptique, plein de détails sans importance. Il ou elle parlera de son lever, de son petit-déjeuner, du chemin vers l’école, du retour de l’école, etc. Presque instinctivement, un adulte commencera à guider le récit en posant des questions comme «qui était là? Et qu’est-ce que nous avons fait?». Cela aide beaucoup d’avoir une conscience de soi-même, une chose qui ne se développe qu’à partir de dix-huit mois environ. Fabriquer un souvenir autobiographique est plus facile si on peut l’édifier autour de soi.
Cette façon de fabriquer des souvenirs produit des souvenirs fragiles, des bouts de souvenirs qui sont à peine liés et en quelque sorte incomplets, qui manquent d’éléments. L’acquisition du langage n’est pas responsable du changement qui opère ensuite, comme on s’en rend compte en discutant avec un enfant de trois ans, qui peut parler pendant des heures et possède donc le langage. Les enfants produisent des souvenirs faibles, mais cela ne nous dit pas pourquoi ces souvenirs disparaissent.
Le cerveau continue de grandir à ce stade-là, il est très plastique, et il se passe alors des choses étonnantes. De grandes structures au sein du cerveau sont toujours en train de se spécifier et d’évoluer, et le système de la mémoire fait partie intégrante de cette évolution. Je préfère vous épargner une longue explication biologique sur les structures du cerveau mais le meilleur moyen de concevoir un souvenir est de l’imaginer comme un squelette d’éléments stocké dans une sorte de réseau.
Lorsque l’on se souvient de quelque chose, un des éléments est activé (en voyant quelque chose, en sentant quelque chose, peu importe le stimulus) et voyage à travers le réseau qui active alors les autres éléments. Une fois qu’ils sont tous activés, le souvenir peut être construit, les vides sont remplis et on peut «se souvenir».
Cela fonctionne très bien chez les adultes, mais comme on peut l’imaginer, il faut disposer pour cela d’un réseau intact. Les fragiles souvenirs d’enfance étaient mal maintenus ensemble, et le temps ne leur épargne rien. Les changements biologiques peuvent briser ces souvenirs fragiles et ne laisser que des éléments isolés qui ne peuvent plus alors former de souvenir. De nouveaux neurones sont formés dans l’hippocampe, s’intercalant parmi des réseaux de souvenirs dont ils cassent la structure. De nouvelles stratégies, de nouvelles connaissances, de nouvelles compétences interfèrent avec le contenu et la forme de nos souvenirs et tout cela survient extrêmement rapidement lors des premières années de nos vies.
Nous oublions parce que des souvenirs inefficients sont créés par des systèmes cognitifs inefficients qui tentent de les stocker dans des structures inefficientes. Les premiers souvenirs sont faibles, mais assez forts pour survivre quelque temps. C’est pourquoi les enfants peuvent tout de même se souvenir de choses. Demandez à un enfant de 4 ans ce qui est arrivé d’important dans l’année écoulée et il y a des chances qu’il en ait un souvenir. À terme, ce souvenir se dégradera bien plus rapidement que ne le fait un souvenir normal à l’âge adulte, provoquant donc l’amnésie infantile lorsque le cerveau de l’enfant mûrira.
Ce n’est pas que les enfants ne puissent créer de souvenirs ni que ces souvenirs demeurent inaccessibles, mais un peu des deux: ce qui se passe, c’est que le cerveau se développe et change la façon dont il stocke et accède aux souvenirs, et que les vieux souvenirs se dégradent plus vite sous l’effet de changements biologiques.
Toute cette plasticité et tout ce processus de développement expliquent pourquoi on oublie. Cela pourrait nous pousser à nous demander ce qui se passerait si nous réactivions la neurogenèse pour permettre au cerveau d’être à nouveau si plastique chez un adulte. Peut-être que cela pourrait aider à soigner certains dommages au cerveau, avec une amnésie permanente pour effet secondaire, mais qui sait?
A lire aussi :
https://bo.slate.fr/story/161302/pourquoi-souvenirs-eloignes-realite
http://www.slate.fr/story/160841/memoire-livres-films-series-tele-oubli-internet
http://www.slate.fr/story/155171/joey-degrandis-hyperthymesie-memoire