
Exposition du 30 Mars au 26 Mai 2019 au Centre d’Art de La Chapelle Jeanne d’Arc de THOUARS.
Loin des certitudes académiques, Seulgi LEE explore les récits collectifs et les traduit en objets hybrides, à la fois vernaculaires et ultra contemporains, abstraits et narratifs. L’artiste a souvent convoqué la figure de l’Autre : on se souvient d’objets rituels mystérieux au Palais de TOKYO, BATON 2009 ou encore d’un bus à impérial masqué de poils dans le cadre d’Evento à BORDEAUX; plus récemment, elle a réalisé LE MAUGE, un grand monstre minéral colonisé de mousses végétales qui semblait tout droit surgir d’une histoire ancienne, traversée de mythes et de fables : le creuset où pourrait advenir la fusion entre croyance populaire et sciences du vivant.
Empruntant souvent ses techniques à l’artisanat, l’artiste épure les formes chargées de traditions, jusqu’à ce qu’elles parviennent à incarner une compréhension sensible, intuitive du langage sculptural. A la croisée des expressions, du mot à l’image, de l’oralité au volume, elle découvre de nouveaux espaces communs, et d’autres manières de penser le dualisme entre corps et esprit, entre nature et culture, entre croyance et raison.
Ses œuvres sont souvent performatives : à THOUARS, Seulgi LEE envisage La Chapelle Jeanne d’Arc comme un lieu de rassemblement, théâtre magique où pourrait éclore le mystère, pris dans son acceptation d’évènement surnaturel, mais se référant aussi au genre théâtre médiéval. Très sensible à l’histoire locale, l’artiste a collecté des anecdotes courtes, vécues, entendues ou inventées, et surtout, hors du commun. Cette matière surréaliste inspire la création d’un conte contemporain, dont l’exposition livre une version métaphorique.
Une première clef de lecture du projet nous est donnée par son titre : DEPATTURE, du nom de ces mottes argileuses que Gargantua aurait accumulé sous ses semelles. Harassé après une longue et pénible marche, le géant rabelaisien se serait assis et aurait décrotté ses bottes ou secoué ses sabots : il aurait alors formé deux collines, une à Taizé, une autre à Tourtenay, suggérant une distance de 15 km entre ses deux pieds. Cette échelle gargantuesque et son emprise sur le paysage font basculer l’exposition dans l’univers des légendes, de la mobilité des signes, de la fictionnalisation du paysage. Mais DEPPARTURE annonce aussi, homophoniquement, d’autres glissements : proche du departure anglais ou du départ français, le terme nous entraîne vers le lointain.
Dans le sillage de ce corps gargantuesque, si présent dans les traditions locales et la toponymie, c’est un fondement tellurique que pose Seulgi LEE par ce titre : une connexion puissante et virile à la terre, qui garde les traces de cette mythologie du géant. En contre-point de cette démesure masculine, l’artiste pose délicatement à même le sol de la Chapelle deux installations légères : ce sont les KUNDARI, néologisme choisi pour sa consonance exotique et franche. Leurs formes sont simples, souplesse des cercles, légèreté du triangle pivotant, et très colorées. Le premier KUNDARI a la particularité d’une fontaine : dans la douceur des courbes, les bruits d’eau font monter comme un chant. A nouveau, c’est un principe de circulation que Seulgi LEE privilégie. Hommage aux eaux régénératrices, cette fontaine symbolise le cycle de vie et de renaissance, et dans de nombreuses traditions, le sexe féminin stylisé ou l’œil qui voit tout et sait tout. D’autres références complètent ces archétypes : Seulgi LEE se passionne pour les Sheela Na Gigs, sculptures médiévales représentant d’exubérantes déesses de la fertilité; et pour certains motifs évoqués dans l’ouvrage de Marija Gimbutas, le langage de la déesse, schémas traduisant là encore des processus de régénération tels qu’ils se concevaient au 4ème millénaire avant J.-C. En quelque sorte, les KUNDARI sont nés de la sédimentation de toutes ces références.
Au fond de l’abside, l’artiste installe au sol un tapis récemment réalisé en édition limitée avec IKEA, dans le cadre du projet Art Rug Collection. Son vocabulaire formel, toujours épuré, joue avec les formes géométriques les plus simples, associé ici aux aplats de couleur : dans l’abstraction de la composition, le motif d’un poisson hyper strylisé apparaît, intitulé VEILLEE, ce dispositif simple est offert aux visiteurs pour un temps de repos, de parole ou de chant.
La légèreté de cet élément mobilier instaure un espace de rencontre également léger, qui prolonge les connotations fluides de la fontaine KUNDARI : quelque chose de doux, proche de l’univers d’une maison de soin et de protection, qui soulève la question de la relation corporelle et spirituelle, écologique et symbolique de l’humain avec le monde. C’est essentiellement dans les veillées que les conteurs initiaient les plus jeunes aux histoires locales et aux récits légendaires.
Au sous-sol de la Chapelle Jeanne d’Arc, Seulgi LEE poursuit son enquête mémorielle, teintée de merveilleux : en images vidéo, assistée du cinéaste Pierre-Philippe TOUFEKTCHAN, elle a capté plusieurs moments intimistes où des personnes interprètent des chansons traditionnelles. Cette société chantante, rencontrée à THOUARS, alterne à l’écran avec des paysages remarquables choisis alentour : comme si les chants se réverbéraient longuement dans le paysage, comme si les voix s’infiltraient dans la topographie marquée par la depatture. Tout s’intensifie alors dans cette profonde qualité de co-présence, dans une interprétation suave où le corps (la parole, le chant) et le décor naturel s’émoustille l’un l’autre.
Eva PROUTEAU